Un Billet de cinquante

Un billet de cinquante

 Extrait du roman de Pierre Galibert « Le livre sur la commode »

 

Comment ne pas consulter Jacques et Madeleine alors que j’ai la prétention d’écrire sur l’association des Bonnes Vacances. Même si pour prévenir quelques erreurs historiques ou quelques dérives dues à mes interprétations subjectives, j’ai pris la précaution de romancer cette histoire, je veux essayer de faire un récit le plus proche possible de la réalité. Ma mémoire m’entraîne à peine au bout des années 70. Rencontrer le couple Donnadille pour remonter dans le temps était incontournable.

Jacques et Madeleine m’ont accueilli aux Bonnes Vacances en 1979. Ils connaissaient mon père qui avait opéré  leur deuxième fils Laurent. Après la mort de mon père, je n’ai pas le souvenir d’avoir parlé de lui avec Jacques sauf, très récemment, à ma demande lors de ces rencontres que j’ai provoquées pendant l’été dernier. Je ne sais pas pourquoi mais j’avais peur que Jacques refuse d’accéder à ma requête : se replonger dans son passé.

Je fermai la porte de mon bureau. Dans ces cas-là, les filles osent moins m’interrompre et je suis plus concentré sur mes conversations téléphoniques.

– Allo Jacques ? Je ne vous dérange pas ?

– Attends deux secondes, je suis en train de conduire mais j’arrive chez moi !

– Avec une rue André Lesca toute neuve, j’ai vu cela l’autre jour…

D’emblée j’expliquai à mon interlocuteur mon souhait de lui voler des anecdotes et de les publier. D’emblée il se replongea dans le passé avec un bonheur non dissimulé. J’étais rassuré. Nous prîmes plusieurs rendez-vous pendant l’été pour, à travers de simples conversations, repartir dans le passé et essayer de remonter le siècle avec la complicité de Madeleine. Nous nous vîmes sur leur terrasse, au bord de la piscine, à La Teste. Mon stylo glissait rapidement sur mon bloc tant leurs souvenirs étaient nombreux. Jacques évoquait des situations et Madeleine les replaçait dans le temps avec une grande précision. Je pourrais encore noircir mille feuilles d’anecdotes et de moments savoureux…

Jacques et Madeleine m’expliquèrent que les colos de Labessonnié ont perduré jusqu’en 1955 parallèlement à l’activité naissante et très précaire à Arcachon. La cuisine se faisait dehors, à ciel ouvert. Et Gau de remercier le ciel :

– Il n’a pas plu du séjour, merci mon Dieu !

Jacques a le souvenir précis du bâtiment central originel abritant une grange sous un toit flanqué d’énormes poutres en bois. Le premier étage ne sera monté que quelques années plus tard…

Très tôt Jean Gau réfléchit à la possibilité d’organiser des colos à la mer. En 1947 un séjour a été organisé dans des locaux loués du côté de l’étang de Berre à côté de Marseille. L’abbé voulait vraiment s’implanter au bord de l’eau et étudiait la faisabilité d’installer une colo à proximité de la Méditerranée. Il n’envisageait pas encore l’investissement au bord du Bassin. Jacques n’a qu’un souvenir flou du séjour passé là-bas. Il se souvient cependant d’avoir été fasciné par les trois lits superposés qu’il trouvait très hauts…

Les séjours à Labessonnié n’accueillaient que des garçons et les activités de la colo se répartissaient entre l’école publique des filles pour les repas et l’école publique des garçons pour les dortoirs. Certains lits étaient même disposés dans la salle des fêtes, sur la scène. Les moniteurs, pour mieux surveiller les enfants, avait installé leur chambrée dans la cabine du projectionniste prévenant ainsi les bavardages éventuels en surveillant par la petite fenêtre réservée au faisceau du projecteur de cinéma. Les activités simples ravissaient les enfants. Les sorties à la piscine découverte de Labessonnié s’enchaînaient avec les parties de gendarmes et voleurs dans les ruines du Château de Labessonnié. Les douches se prenaient dehors, dans la cour de l’école. Des mini-camps étaient organisés quelques nuits à Pratlong et la messe dominicale à l’église de Labessonnié était obligatoire pour la cinquantaine de colons.

De simple colon à Président, Jacques offrit à l’association une cinquantaine d’année. Il a toujours eu un œil protecteur sur le domaine testerin et les promenades avaient le double avantage d’inviter à la réflexion et de repérer un dysfonctionnement éventuel. Les pas matinaux, dans le silence du jour qui se lève, rendent l’esprit paisible et font apprécier davantage l’endroit. Les bénévoles venus pour les vacances de printemps, dormaient encore du sommeil des justes pour prendre des forces : une belle journée de travaux s’annonçait. Le domaine n’était pas encore entièrement clôturé et l’objectif de terminer ce chantier était fixé. Jacques, un des grands Bâtisseurs des Bonnes Vacances, a lui aussi beaucoup donné. En échange, celui-ci a parfois reçu de drôles de cadeaux, sinon de belles surprises. Au détour du camp trois, en ce  jour de Pâques au milieu des années 1980, quelle ne fut pas sa peur de découvrir un homme, sous le petit préau, en train de dormir. Il était temps de délimiter les frontières de la colo pour éviter ce genre d’intrusion. Le SDF surpris fut prié de quitter les lieux dans la minute et sans appel. Jacques, tout en le conduisant vers la sortie, lâcha quelques mots :
– Mais de quoi vivez-vous ?
– D’une baguette par jour.
– Voilà cinquante francs et partez ; vous ne pouvez plus revenir dormir ici !
Le clochard prit le billet, le rangea et se dirigea vers le chemin qui conduit à la sortie. Pris de remords d’éconduire l’individu, Jacques risqua :
– Si vous voulez donner un petit coup de main à la clôture, on peut vous loger et vous nourrir… Quelques jours seulement…
Laurent allait rester chez nous pendant une dizaine d’années. Jacques et Madeleine sont fiers d’avoir permis à cet homme de se réinsérer dans cette société qui fabrique les exclus avec une étrange facilité. Les salaires des Bonnes Vacances lui ont permis d’ouvrir un livret, d’acheter une première caravane, puis une seconde et une mobylette pour finalement trouver du travail en dehors de notre association.
Laurent, évidemment reconnaissant, a cependant commis quelques bêtises… Un étrange coup de téléphone, reçu un hiver à Castres, laissa Jacques sans voix :
– Je vous téléphone pour prendre rendez-vous pour la signature de l’acte…
– Quel acte ?
– Eh bien, j’ai votre signature en bas d’un papier m’indiquant que vous êtes d’accord pour me vendre une partie du terrain de la colonie
Laurent était passé par là et Jacques menaça l’inconscient  de le renvoyer au moindre faux pas.
Laurent a toujours prétendu avoir le permis de conduire sans pouvoir montrer le document. Il resta secret sur ses origines et sur ses parents qui l’auraient abandonné.
Quand les Donnadille passaient les fêtes de Noël à La Teste, Laurent était invité à leur table et, avant les festivités, la messe de minuit était le point de passage obligé : Laurent se pliait volontiers à l’exercice  et  donnait la pièce avec fierté aux SDF qui quêtaient à la sortie de l’office.  
Jacques et Madeleine n’ont jamais perdu le contact avec celui que Madeleine avait affectueusement rebaptisé « El hijo tonto ». Non sans un certain brin d’humour, Madeleine aime à répéter que Laurent était arrivé aux Bonnes Vacances, un jour de Pâques, en même temps que les cloches…
De son côté Laurent garde toujours le contact avec ses deux bienfaiteurs.

L’autre jour il a même partagé un bien joli secret avec Jacques : il a toujours gardé le billet de cinquante francs offert le premier jour…

 

 

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