De lourdes armoires

De lourdes armoires

Extrait du roman de Pierre Galibert « Le livre sur la commode »

 

En 1972, Martine Delmas, du haut de ses dix-huit ans, quittait ses parents pour la première fois et devenait monitrice à la colo. Elle se souvient de l’activité  théâtre qu’elle menait avec les petits et des représentations données dans les réfectoires lors des veillées. Ce qui a le plus marqué la future sage-femme reste incontestablement la gestion matinale des « pipis au lit ».

J’ai un souvenir très fidèle de mon premier regard, de mon premier ressenti quand, en juillet 1979,  après un voyage en bus de plusieurs heures, fatigué par un lever matinal, l’inconfort de l’autocar et les sollicitations incessantes des enfants anxieux, je suis arrivé pour la première fois de ma vie au bord du bassin d’Arcachon au fin fond de  la rue André Lesca.
Les premiers contacts avec mon Directeur de colo furent âpres. Les moniteurs débutants que nous étions furent réprimandés violemment et priés de ne pas pique-niquer ensemble afin de se mélanger aux enfants pour les accompagner dans leurs premiers pas sur le domaine.
Le repas du soir fut aussi un enfer : les bambins ne m’ont pas laissé une minute pour avaler la moindre bouchée. En guise d’entrée, en plein été, nous avions de la soupe bien bouillante. Je ne comprenais pas.
La découverte de ma chambre dans le bâtiment blanc fut édifiante : moche, lits superposés grinçants, peinture d’un autre âge… Les WC à la turque des sanitaires n’arrangèrent guère mes mauvaises pensées accumulées durant la journée.
Une drôle de locataire allait m’accueillir dans le placard qui devait recevoir mes affaires personnelles. Royalement installée à proximité de sa toile minutieusement tissée, cette araignée attendait son dîner. J’aurais dû prendre une chaussure pour régler son compte à l’indésirable mais, sans aucune logique, elle eut la vie sauve et mes vêtements restèrent dans ma valise sous le lit pendant les trois semaines de colo.

Étonnamment, l’odeur caractéristique qui régnait là n’était pas désagréable. Je n’avais jamais senti cela ailleurs : ces mélanges de moisi, de vieux bois, de poussière, de détergeant industriel devenaient une douce fragrance que mon cerveau allait définitivement associer aux lieux.
J’avais 18 ans à peine et je tenais là, comme Proust, ma madeleine et ma deuxième vie.
Quand je me promène encore aujourd’hui, plus de trente-cinq ans après, du côté du bâtiment blanc, je me surprends à retrouver ces sensations de ma jeunesse même si les dortoirs de l’époque ont laissé place à des chambres plus intimes. Depuis ce premier jour, je laisse systématiquement la vie sauve à toutes les araignées que je croise dans nos bâtiments…

Les colos des années 80 accueillaient quasiment 200 enfants. En 1979, nous avions précisément 197 jeunes qui venaient du Tarn et de Lorraine. Des marabouts trouvaient leur place, ici et là, bien au-delà du camp d’ados actuel pour compléter les vastes dortoirs. Un soir, alors que les filles étaient aux douches communes dans le bâtiment qui aujourd’hui abrite la laverie, je remarquai une étrange agitation. Tonton Maurice avait dégondé la porte pour la repeindre à l’atelier et ne l’avait toujours pas remise à sa place. Mon arrivée fit détaler tous les garçons qui tentaient de profiter du spectacle. Jérôme, le deuxième fils de Suzy et Pierrot, courut plus vite que les autres pour ne pas être surpris en flagrant délit. Au niveau des marabouts montés entre les douches et le bâtiment blanc le malheureux trébucha sur une première sardine et s’enfonça une seconde dans la jambe. Les pompiers furent requis et le blessé hérita de neuf points de suture et d’une paire de béquilles jusqu’à la fin du séjour.
La cuisine, loin des normes actuelles, était tenue par des mamans ou des amis de l’association. Elle était accessible à tout le monde et accueillait même les cinquièmes de l’équipe. Le potage, pour des raisons de facilité et d’économie, faisait donc office de premier plat de tous les dîners.
Le petit-déjeuner, toujours pour des questions budgétaires, se jouait en alternance : un matin confiture, l’autre beurre : jamais les deux en même temps sauf pour les privilégiés de l’équipe de direction qui avaient le droit de déjeuner dans la cuisine. Le dimanche, croissant pour tout le monde : le luxe d’un hôtel cinq étoiles s’invitait à notre table et je n’ai jamais mangé de croissants aussi délicieux que ceux du dimanche matin à la colo.
Faisant partie des privilégiés qui pouvaient prendre le café en cuisine, et bénéficiant de quelques complicités du côté de l’économat, il n’était pas impossible que je puisse bénéficier de plusieurs viennoiseries…

L’équipe de 1980 dirigée par Luis Goma

Les haut-parleurs de la colonie hurlent dans les chambrées. Le joli accent espagnol ne laisse aucun doute quant à l’identité du speaker. C’est le directeur. C’est Luis Goma.
J’attends les moniteurs volontaires à la direction pour déménager une armoire. Je répète, les moniteurs sont attendus et l’armoire est lourde. Merci…
Il est hors de question que je quitte mon équipe pour aller me casser le dos. Jean-Luc pourtant, devient insistant et sa mine laisse imaginer la supercherie de l’annonce. Définitivement non, j’ai mal au dos et ne veux pas déplacer une armoire.
Le plus intrigant reste à venir: deux jours après, à la même heure, pendant les douches juste avant le repas, les moniteurs sont une nouvelle fois requis par la sono pour aller déplacer une armoire. Le jeune homme naïf que je suis se dit que l’armoire a été mal positionnée l’avant-veille et quelques bras forts doivent ajuster l’imposant meuble. Je ne bouge toujours pas, prétextant qu’un moniteur doit rester pour surveiller les enfants.
Notre directeur doit vraiment être indécis quant à la position du mobilier puisque pas moins de trois fois dans la même semaine les moniteurs sont appelés pour ce déménagement. Sacré Luis. Cette annonce codée est en fait un appel déguisé pour convier l’équipe à l’apéritif sans que les enfants se doutent de quelque chose…Luis était entouré d’une équipe solide dans le travail et dans l’amitié : une valeur fondatrice des Bonnes Vacances. Suzy Battut faisait l’économat, Yves Vieu s’occupait du camp vélo et Pierrot accomplissait mille tâches sans oublier quelques chorégraphies improbables à l’image d’un Lac des Cygnes exécuté pendant un cinquième. Pierrot était le chauffeur attitré de l’Estafette bleue qui, en surcharge évidente, rejoignait les camps de nos ados avec le matériel pour plusieurs jours. Le véhicule n’avait plus d’âge : il fallait s’arrêter toutes les dix minutes, rajouter de l’eau. Les risques de rouler avec cet engin étaient évidents à tel point que les gendarmes arrêtèrent Pierrot à l’entrée de Sanguinet. Ils souhaitaient immobiliser sur le champ le véhicule pétaradant !
Laissez-moi repartir je vous prie, je dois livrer tout ce matériel… Ce sont les tentes et la nourriture pour les enfants de la colo des Bonnes Vacances qui campent dans le jardin du curé !
Pas question… Ce véhicule ne doit plus rouler !
Et quelle ne fut pas la surprise de notre Pierrot, en train de parlementer de longues minutes avec la maréchaussée sur le bord de la route, voyant passer en voiture Luis et Yves. Par peur de se faire embarquer ou voulant jouer un tour, les deux larrons partirent en laissant notre homme aux mains des gendarmes qui conclurent sans appel :
Circulez et qu’on ne vous voie plus jamais sur les routes avec ça !
Luis était un directeur droit avec son équipe, généreux et attentif. Il menait ses séjours de main de maître et ne négligeait jamais les moments de convivialité. J’étais très fier, l’année suivante, de la promotion donnée par mon directeur que j’adorais : avec Jean-Luc, nous étions devenus chefs de groupe. Ce nouveau statut nous autorisait quelques privilèges. Nous pouvions manger à la table de la direction à chaque repas avec, à la différence des autres tables, du fromage avant le dessert et un verre de vin. A mon sens, le réel  avantage de cette fonction était la conduite possible d’un véhicule emblématique  de la colo: une « 2 CV camionnette ». Quelle fierté de pouvoir amener ainsi le périmètre à la plage ou le pique-nique sur une activité extérieure. Luis Goma nous a même autorisés un soir à prendre le véhicule pour partir en boîte de nuit avec les  animateurs en congés… Cette nouvelle liberté, à laquelle je n’avais pas encore accès à Castres, me comblait. Pas question de décevoir Luis et de rentrer au-delà de l’horaire accordé. C’était sans compter la présence de voyous, devant la boîte de nuit du centre de La Teste. La police appelée en renfort par le gérant de la discothèque a consigné ce soir-là les clients à l’intérieur nous obligeant à rester enfermés plus d’une heure, ce qui imposa un retour à la colo bien au-delà de la permission. C’est en pyjama et le cheveu en bataille que Luis nous accueillit furibond. Nos explications ne le convainquirent guère et la présence de son épouse dans notre mésaventure n’y fit rien. Le courroux du directeur, qui n’a jamais cru à la version officielle, résonne encore dans nos mémoires. Mado n’a jamais pu persuader son époux que nous avions dépassé l’horaire sur ordre des gendarmes. 30 ans ont passé et je reste persuadé que Luis ne nous croit toujours pas.

Quelques temps après, la 2CV camionnette a laissé la place à une 4L. C’était le luxe : ce véhicule était équipé d’une radio. Comme je suivais les enfants du camp vélo en voiture, j’étais heureux d’avoir cette compagnie qui crachotait les ondes longues magiques ; la FM n’était pas encore libérée au début des années 80. Je découvrais alors une radio que nous ne pouvions pas capter à Castres : RTL. J’avais définitivement envie de devenir animateur de radio et de parler à la place d’Anne-Marie Peysson ou Fabrice qui étaient les vedettes de la station de la rue Bayard à l’époque. Sur la longue ligne droite qui mène à Sanguinet, au rythme lent des colons à vélo, je n’imaginais pas une seule seconde, même si j’en rêvais déjà, que trente étés plus tard, j’animerais « Stop ou encore », l’émission emblématique de cette chaîne que j’écoutais en surveillant les cyclistes.

 

Vous pouvez télécharger gratuitement « Le livre sur la commode » de Pierre Galibert